NOTRE DIEU VA DE L'AVANT
Ce discours a été prononcé le 25 mars 1965 à
la fin de la marche qui allait de Selma à Montgomery, marche qui avait
rencontré de nombreuses difficultés.
Chers et fidèles amis, cher Ralph Albernathy, mes éminents compatriotes
américains présents sur cette tribune, amis et compagnons de
l'État d'Alabama, et vous tous, assemblés en ce lieu aujourd'hui,
venus de tous les coins du pays et de tous les points du monde :
Dimanche dernier, plus de huit-mille d'entre nous entamaient à Selma,
dans l'Alabama, une marche irrésistible. Nous avons marché,
suivi les méandres des grand-routes et reposé nos corps sur
des chemins rocailleux. Certains d'entre nous ont le visage brûlé
par le trop grand rayonnement d'un soleil accablant. Certains ont littéralement
dormi dans la boue. Nous avons été trempés par les averses.
Nos corps sont fatigués et nos pieds un peu endoloris, mais aujourd'hui,
alors que je me tiens devant vous et me remémore cette grande marche,
je pouvais reprendre la phrase qu'a prononcée notre soeur Pollard,
une femme noire de soixante-dix ans qui vivait ici lors du boycott des autobus.
Comme elle allait à pied et qu'un automobiliste lui proposait, un jour,
de l'emmener, elle avait répondu : "Non"; et la personne
lui avait demandé : "Mais n'êtes-vous pas fatiguée
?" Alors, avec une profondeur qui défiait la grammaire, elle avait
dit : "Mes pieds, il est fatigué, mais mon âme, elle est
reposée." (My feet is tired, but my soul is rested.).
Au sens propre, ce soir, nous pouvons dire que nos pieds sont fatigués
mais que nous avons l'âme en repos.
On nous avait dit que nous n'arriverions jamais ici. Et il y en avait pour
dire qu'avant d'arriver ici, il nous faudrait, passer sur leurs cadavres.
Mais le monde entier sait aujourd'hui que nous sommes ici et que nous nous
adressons aux forces de l'État de l'Alabama pour leur dire : "Nous
voici. Et personne ne nous fera rebrousser chemin."
La loi de 1964 sur les droits civiques a rendu aux Noirs une partie de la
dignité à laquelle ils ont droit. Mais sans le droit de vote,
cette dignité demeure sans force.
Une fois de plus, la méthode de la résistance non violente
a été tirée du fourreau et une fois de plus une communauté
tout entière a été mobilisée pour affronter l'adversaire.
Une fois encore un ordre brutal et moribond a fait retentir ses clameurs à
travers le pays. Pourtant, Selma, en Alabama, a été le théâtre
d'un moment étincelant dans la conscience des hommes.
Il n'y a jamais eu, dans l'histoire américaine, rien de plus inspirant,
rien de plus digne d'honneur, que ce pèlerinage entrepris par des religieux
et des laïcs de toutes races et de toutes confessions, accourus à
Selma pour faire face au danger, aux côtés des Noirs harcelés.
L'affrontement du bien et du mal, dans les limites étroites de la
petite ville de Selma, a poussé le pouvoir à modifier le cours
de la vie de toute la nation. Un président né dans le Sud avait
la sensibilité voulue pour percevoir la volonté du pays; en
un discours qui restera dans l'histoire comme l'un des plaidoyers les plus
passionnés en faveur des droits de l'homme, qu'ait jamais prononcés
un président de notre pays, il a promis d'employer toute la puissance
du gouvernement fédéral pour faire tomber cette couche de rouille
plusieurs fois séculaire qu'est la ségrégation. Le président
Johnson a dûment félicité les Noirs pour le courage qu'ils
ont eu de réveiller la conscience de la nation.
Pour notre part, il nous faut exprimer notre profond respect pour les Américains
de race blanche qui chérissent leurs traditions démocratiques
plus que les hideux privilèges coutumiers hérités des
générations passées, et sont audacieusement venus unir
leurs mains aux nôtres. De Montgomery à Birmingham, de Birmingham
à Selma, de Selma à Montgomery encore, une boucle souvent sanglante
a été bouclée, un chemin a été parcouru
qui s'est mué en grand-route pour permettre de sortir des ténèbres.
L'Alabama a tenté de nourrir et de défendre le Mal, mais le
Mal agonise dans la poussière des routes et des rues de cet État.
Aussi me voici devant vous, ce soir, avec la conviction que la ségrégation
est couchée sur son lit de mort en Alabama; la seule chose qui demeure
incertaine est le prix que les ségrégationnistes et le gouverneur
Wallace nous feront payer l'enterrement.
Toute notre campagne en Alabama a été centrée sur le
droit de vote. En attirant l'attention de la nation et du monde entier, aujourd'hui,
sur le déni flagrant du droit de vote dont nous sommes victimes, nous
exposons au grand jour l'origine même, la racine, la cause première
de le ségrégation dans les États du Sud.
C'est la menace du libre exercice du droit de vote par les Noirs et les Blancs
qui a entraîné dans le Sud l'établissement d'une société
soumise à toutes sortes de ségrégations : il est une
ségrégation qui écarte les Blancs pauvres des richesses
du Sud; il est une ségrégation qui protège les Blancs
fortunés contre les moeurs du Sud; il est une ségrégation
qui coupe les églises sudistes du reste de chrétienté;
il est une ségrégation qui éloigne les esprits sudistes
de toute façon honnête de penser; et il est une ségrégation
qui prive les Noirs de tout.
Nous avons fait bien du chemin depuis qu'une parodie de justice a été
perpétrée contre l'État américain. Je veux dire
aujourd'hui à la ville de Selma, je veux dire aujourd'hui à
l'État de l'Alabama, je veux dire aujourd'hui au peuple américain
et à toutes les nations du monde : nous ne sommes pas près de
rebrousser chemin. Nous sommes désormais en route. Oui, nous sommes
en route et aucune vague de racisme ne pourra nous arrêter.
Nous sommes désormais en route. Si l'on incendie nos églises,
cela ne nous détournera pas de notre chemin. Nous sommes désormais
en route. Si l'on pose des bombes dans nos foyers, cela ne nous dissuadera
pas. Nous sommes désormais en route. Si l'on bat et si l'on tue nos
pasteurs et nos jeunes gens, cela ne nous fera pas changer d'avis. Nous sommes
désormais en route. Si l'on relâche des assassins convaincus
après les avoir arrêté, cela ne nous découragera
pas. Nous sommes désormais en route.
Comme une idée dont le temps est venu, les armées les plus
puissantes ne pourront nous arrêter. Nous sommes en route vers le pays
de la liberté.
Poursuivons donc notre marche triomphale vers la réalisation du rêve
américain. Marchons contre la ségrégation des logements
jusqu'à ce que disparaisse tout ghetto voué à la dépression
économique et sociale et que les Noirs et les Blancs vivent côte
à côte dans des logements sûrs et salubres.
Marchons contre la ségrégation des écoles jusqu'à
ce que disparaisse tout vestige d'un enseignement séparé et
inférieur, et que les Noirs et les Blancs étudient côte
à côte dans le cadre de la salle de classe où guérissent
les maladies de la société.
Marchons contre la pauvreté, jusqu'à ce qu'aucun parent américain
n'ait besoin de se priver d'un repas pour que ses enfants puissent marcher
contre la pauvreté; jusqu'à ce qu'aucun affamé ne hante
les rues de nos cités et de nos villes en quête d'un emploi inexistant.
Marchons contre les bureaux de vote, contre les bureaux de vote jusqu'à
ce que les démagogues racistes aient disparu de l'arène politique.
Marchons contre les bureaux de vote jusqu'à ce que les Wallace de notre
pays s'effacent en tremblant et se tiennent cois.
Marchons contre les bureaux de vote jusqu'à ce que nous ayons envoyé
à nos conseils municipaux, aux assemblées législatives
de nos États et au congrès de Washington des élus qui
ne craignent pas de faire justice, qui pratiquent la charité et avancent
avec humilité à côté de leur Dieu. Marchons contre
les bureaux de vote jusqu'à ce que, partout en Alabama, les enfants
du Bon Dieu aient la possibilité de fouler le sol dans la dignité
et dans l'honneur.
Pour nous tous, aujourd'hui, le sort de la bataille est entre nos mains.
La route qui s'ouvre devant nous n'est guère aisée. Il n'y a
pas d'autoroute qui nous mène facilement et inévitablement à
des solutions rapides. Poursuivons notre marche.
Mon peuple, mon peuple, écoute moi ! Le sort de la bataille est entre
nos mains au Mississippi et en Alabama et sur tout le territoire des États-Unis.
Aussi, au moment de nous séparer, ce soir, quittons nous plus résolus
que jamais à la lutte et plus acquis que jamais à la non-violence.
Je dois admettre devant vous que des difficultés nous attendent encore.
Nous sommes encore condamnés à une saison de souffrances dans
bien des comtés habités par des Noirs en Alabama, dans bien
des régions du Mississippi, dans bien des régions de la Louisiane.
Je dois admettre devant vous qu'il y a encore des cellules de prison qui
nous attendent, des moments sombres et difficiles à passer. Nous continuerons
d'avancer avec la conviction que la force de la non-violence a transformé
de sombres veilles en de brillants lendemains. Nous serons en mesure de pourvoir
à tous les changements.
Notre objectif ne doit jamais être d'infliger une défaite ou
une humiliation à l'homme blanc mais de mériter son amitié
et sa compréhension. Nous devons parvenir à comprendre que notre
objectif est d'instaurer une société en paix avec elle-même,
une société qui pourra vivre en paix avec sa conscience. Ce
ne sera une victoire ni pour le Blanc ni pour le Noir. Ce sera une victoire
pour l'homme en tant qu'homme.
Je sais que vous vous demandez aujourd'hui : "Combien de temps faudra-t-il
encore ?" Je viens vous le dire ce soir : pour difficile que soit le
moment, pour décevante que soit l'heure, ce ne sera pas long, car la
vérité, si elle est abattue, se relèvera toujours.
Combien de temps ? Pas longtemps, parce qu'aucun mensonge ne peut vivre éternellement.
Combien de temps ? Pas longtemps, parce que chacun récolte encore
ce qu'il a semé.
Combien de temps ? Pas longtemps, parce que l'univers moral a le bras long
et tendu vers la justice.
Combien de temps ? Pas longtemps parce que mes yeux ont vu la gloire du Seigneur
qui vient fouler aux pieds la vigne où mûrissent les raisins
de la colère. Il a lâché l'éclair fatal de son
épée rapide et terrible. Sa vérité va de l'avant.
Il a fait sonner au premier rang les trompettes qui n'ont jamais ordonné
la retraite. Il élève le coeur de l'homme vers son trône
de justice. Sois prompte, mon âme, pour lui répondre. Sois léger,
mon pied. Notre Dieu va de l'avant.
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